Histoire - Géographie
 

 
 


Article écrit par madame Albaric, professeur ressource dans l'académie de Créteil et professeur d'HG.

Article proposé à la mission Innovalo pour la revue « Les Cahiers Innover et réussir » sur les UPI prévue pour l’automne 2006.


Le handicap est-il soluble dans la pédagogie ?


A Aurélie, Audrey, Souleiman, Ourgaya, Marie, Sylvain, Klervia, Vincent, Anouchakr, Laurent, Jérémie, Valérie, Laura, Soufian, Emilie, Sandra, Kenzi, Jonathan, Joé, Muharem, Djamel, Marlène, Tarik, Clément, Kévin, Aude, Renaud, Latifa,, Manar, Jihène qui m’ont beaucoup désappris. Je les en remercie.
 

   « Ah, au fait Mme Martin ! Vous aurez un élève malentendant en 6e C cette année, merci d’avertir vos collègues. » C’est souvent ainsi au détour d’un couloir dans les premiers jours de septembre que l’on apprend la nouvelle. Situation médiane entre un possible idéal qui aurait pu être l’information de l’équipe pédagogique au mois de juin et le pire probable où rien n’est dit à personne et où l’on découvre par hasard la situation, le plus souvent à la suite d’une magistrale bévue quand on finit, exaspéré, l’interrogation orale de l’élève par le fatal : « mais enfin Vincent vous êtes sourd ? Euh…oui madame, enfin, je suis malentendant. » Rage légitime et avalanche de doutes : Dois-je changer mes pratiques ? Dois-je transformer mon cours ? Dois-je lui donner des documents particuliers ? Dois-je apprendre la langue des signes ? Qui peut m’aider ? Comment font mes collègues ? Mesure-t-on mieux sa solitude que dans ces instants-là ? Sans doute parce que rien n’est plus évident que d’associer élève handicapé et difficulté d’enseigner. C’est le sens commun : un élève handicapé est nécessairement différent des autres et un élève différent des autres est nécessairement un problème dans la classe. Celui qui prétendrait le contraire serait immédiatement taxé de déni, d’insensibilité, voire plus grave, de démagogie. Trois attitudes prévalaient jusqu’à maintenant, le déni du « s’il est là, c’est à lui de s’adapter », le rejet du « nous ne sommes pas formés pour accueillir ce genre d’élèves, on ne sait pas faire » ou la surenchère adaptative qui accumule les aménagements : dès lors, il faut trouver des adaptations, des techniques, des aides, des formations, du matériel adapté, des AVS, des secrétaires, des heures de soutien, des conseils, des aménagements de l’emploi du temps… on peut poursuivre à l’infini cette liste de réponses à ce qui est dès lors considéré comme un problème, voire « le problème ». Plus question de considérer cet élève comme un autre, il y a un syndrome, un nom, une pathologie sur ce jeune homme ou cette jeune fille et le plus souvent, avec les meilleures intentions du monde, tout est fait pour que personne ne l’oublie plus, surtout pas lui .

 Peut-on trouver une alternative à ces situations qui pour être décrites de façon caricaturale ne sont pas si rares ? 
 

   Entre le déni niveleur et la stigmatisation intrusive, y a-t-il une façon raisonnable de scolariser un élève dans un établissement, un élève qui, entre autres particularités, entre autres stigmates, entre autre altérité que d’être unique, est à certains moments, pour certaines tâches, pour certaines compétences en situation de handicap ? La difficulté n’est, comme toujours, jamais là où on l’attend puisque si l’on prend la situation sous cet angle, il ne faut plus considérer ce que cet élève a de spécifique, de particulier, les « difficultés » que sa présence fait émerger dans la situation de classe. Il s’agit d’abord de mesurer ce que cet élève a de commun avec les autres et arriver à la conclusion raisonnable que ce qu’il partage avec la projection que l’on se fait d’un élève ordinaire est infiniment plus important que ce qui l’en distingue. Cette démarche pour être rassurante n’en est pas moins indispensable, même si, ou plutôt parce qu’elle demande une observation fine de l’élève en situation de classe, préalable incontournable. Elle permet aussi et ce n’est pas le moindre de ses mérites, de rendre à l’individu observé son statut d’élève, un élève qui devra pouvoir réussir ou échouer, travailler ou ne rien faire, être attentif ou distrait, être sérieux ou faire le pitre, sans que jamais ces aléas prévus pour tout autre élève ne le renvoient encore et toujours à son handicap comme si le handicap résumait la totalité d’un individu. Pour ces élèves, l’insignifiance est la plus difficile des conquêtes.

  Avons-nous en tant qu’enseignant un rôle particulier à jouer dans cette marche vers une école où la présence d’élèves handicapés ne sera plus remarquée précisément parce qu’elle leur offrira les meilleures conditions de scolarisation et de réussite sans jamais les stigmatiser ?

   Sans angélisme ni utopie, il faut prendre ce pari, non seulement parce que les aménagements que nous ferons pour les uns serviront aux autres, non seulement parce que l’intégration ne peut fonctionner dans la société que si elle a commencé à l’école, non seulement parce que cette situation de handicap est un levier pour découvrir tous ceux qui la partagent à certains moments, pour certaines tâches, pour certaines compétences, non seulement parce que leur présence dans la classe nous met dans une situation de handicap pédagogique des plus salutaires mais aussi- et c’est important- parce que nous ne pourrons plus faire autrement désormais. La pédagogie peut-elle à elle seule relever ce défi ?

  L’enfant sourd n’existe pas

   Il faut être très méfiant quand on aborde le problème d’une pédagogie qui serait « adaptée » à un certain type d’élèves porteurs de handicap. D’une part parce qu’aucun enfant sourd ne se ressemble, il faut trouver des solutions différentes pour chacun. En dehors d’une perte auditive qui peut être équivalente, deux enfants ont des histoires linguistiques, sociales, familiales qui différencieront profondément leur rapport au savoir et leurs difficultés. D’autre part, parce que quelques adaptations techniques passe-partout pour améliorer la communication en cours n’ont jamais constitué une pédagogie même si elles sont un premier pas indispensable. Il faut donc concevoir des stratégies d’apprentissage pour ces élèves en fonction de toutes les situations pédagogiques qui les mettent en difficulté sachant qu’elles ne seront pas les mêmes pour chacun d’eux. Il est donc plus prudent de poser la question ainsi : quelles sont les situations d’apprentissage qui sont susceptibles de mettre une majorité d’élèves sourds en difficulté ? Et là, force est de constater que notre enseignement presque entièrement oral met d’emblée l’élève déficient auditif dans une situation délicate. Bien plus, le voilà mis en demeure de construire tous ses apprentissages par son seul sens défaillant. On pourrait schématiser cette difficulté par la figure suivante : Ce n’est qu’en croisant les informations collectées de ces trois sources différentes que l’enfant sourd peut recomposer le message : on imagine aisément ce que ce travail de suppléance mentale qui s’appuie sur les restes auditifs, la lecture labiale et les indices de la situation de communication absorbe d’énergie cognitive tout au long des heures de cours. Même si les enfants n’en ont pas toujours conscience, ils doivent portant se soumettre en permanence à cet exercice fort aléatoire dans ses résultats et qui confine souvent à la devinette. En effet, la déficience auditive même moyenne (40 à 70 décibels de perte) atteint toujours plus les fréquences aiguës et altèrent la perception des consonnes : or, les consonnes portent à elles seules toute l’intelligibilité du discours oral. Il s’agit bien pour l’enfant de transformer ce bruit en sons, les sons en mots, les mots en phrases, les phrases en messages- processus dont les enfants entendants sont dispensés de fait. Longue chaîne d’hypothèses et de manipulations pour arriver à un résultat d’autant plus fragile que cet enfant n’a pas, dans la majorité des cas pu acquérir le lexique que les autres possèdent au même âge. En effet, le bain de langage dont bénéficie chaque enfant entendant dès sa naissance, qui lui permet de mettre en place avant même de parler toutes les structures cognitives de la langue, les enfants sourds n’y accèdent pas ou peu ou insuffisamment. Dès lors, l’acquisition du lexique est toujours beaucoup plus lente, plus fragile, plus rigide. Des mots du vocabulaire courant sont parfois inconnus par des élèves de collège, ce qui altère encore le processus de suppléance mentale. Bien plus, il n’est pas rare que ces élèves soient amenés à manipuler des mots dont ils n’ont aucune image mentale précise.

   Mais là encore, il faut nuancer : la quantité, la fréquence, la richesse des stimulations linguistiques de l’environnement familial jouent un rôle majeur dans la construction de ces enfants. Il faut aux parents une énergie démesurée, obstinée, patiente, subtile pour maintenir la richesse des interactions au niveau de celles qu’ils ont avec leurs enfants entendants. Beaucoup y parviennent, qu’il me soit permis ici de leur dire toute mon admiration.

   Pour en revenir à ce processus de suppléance mentale accompli par les élèves sourds en situation de classe ordinaire, il faut imaginer la concentration qu’il implique, la fatigue qu’il génère, le temps de latence qu’il nécessite pour les autres opérations mentales- compréhension, classement, mémorisation, réaction-, la part de hasard qu’il aliène aux apprentissages, et pour finir la béance de notre ignorance sur ce qui s’élabore à ce moment. Non seulement, on ne sait pas ce que l’enfant a entendu ni compris mais l’enfant lui-même ne peut jamais vraiment valider ses hypothèses dans la spontanéité du cours, ni les infirmer, et donc mesurer son handicap de communication ni ses réussites. Déni, incompréhension, résignation, non seulement on met les élèves sourds dans une situation pédagogique intenable mais on les empêche d’avoir quelque maîtrise que ce soit sur leurs processus d’apprentissage. C’est un constat assez poignant de voir combien réussite ou échec revêtent chez certains de nos élèves malentendants un caractère totalement irrationnel, imprévisible, magique. C’est pour les convaincre du contraire que l’on s’atèle à la tâche, parce que pour tout enseignant, rien n’est plus odieux que cette magie-là.

   C’est peut-être ici que se situe la clé du paradoxe et le triste point commun de ces enfants : le sentiment général d’une scolarisation beaucoup plus satisfaisante que pour la plupart des élèves en situation de handicap et les résultats très inquiétants des élèves sourds au bout du processus de scolarisation. Mesure-t-on réellement ce que ces enfants apprennent dans nos établissements ? Les évalue-t-on correctement ? Evaluons-nous suffisamment l’efficacité de nos pratiques ?

   Par mon travail de professeur ressource à la mission de scolarisation des élèves handicapés du rectorat de Créteil, je peux suivre de nombreux élèves déficients auditifs en situation de scolarisation individuelle. Souvent, on constate le même parcours : une scolarité élémentaire convenable parce que fréquemment accompagnée d’un enseignant itinérant, l’enfant s’habitue à la lecture labiale d’un seul enseignant, les supports visuels sont constamment utilisés, l’enfant porte ses prothèses sans trop de difficulté. Cependant, l’arrivée au collège marque le temps de multiples ruptures : des prothèses devenues insupportables, tant par la souffrance nerveuse qu’elles génèrent que par le stigmate qu’elles représentent au moment de l’adolescence , la multiplication des interlocuteurs dont ils faut suivre la lecture labiale, le rythme accéléré des cours, la multiplication des cours magistraux, l’augmentation des heures de cours, la difficulté pour de nombreux parents de suivre la scolarité ou de percevoir les renoncements de leur enfant. Autant d’écueils imperceptibles pour une équipe pédagogique non avertie qui ne peut voir le plus souvent aucune différence entre cet enfant et tel autre en difficulté. Rien ne différencie en effet un élève sourd débordé d’un élève qui ne travaille plus. Le paradoxe se poursuit : arrivant au bout de ses capacités d’adaptation, l’élève perd sa légitimité pour devenir un enfant handicapé qui n’a plus tout à fait sa place dans un établissement ordinaire. Comme souvent, le rejet succède au déni.

   Il faut donc se résigner : certes, il n’y a pas de pédagogie de l’enfant sourd, certes l’enfant sourd n’existe pas, certes, la socialisation doit passer par une scolarisation en établissement ordinaire. Mais l’enseignement ordinaire dans un collège ordinaire, a fortiori en lycée fournit aux enfants sourds un parcours jonché d’obstacles dont peu sortent vainqueurs, malgré des efforts de chaque instant, un travail constant, un investissement de l’enfant et des proches que nous continuons d’ignorer. Pour le coup, la surdité apparaît vraiment comme « le seul handicap que l’on partage, non un stigmate porté par une personne mais un rapport, une relation entre deux individus.

   Il faut du temps pour comprendre l’ampleur de ces difficultés : des années pendant lesquelles les élèves de l’UPI dans laquelle j’enseignais m’ont appris à changer. Changer de regard sur eux, trouver d’autres réponses, écouter leur fatigue, entendre leurs attentes, aménager d’autres espaces d’apprentissage, avoir des ambitions quand eux-mêmes n’y croient plus, chercher des clés de compréhension dans les sciences de l’éducation, la psychologie, la linguistique, la langue des signes, les neurosciences. Dès le premier instant, on sait que ce que l’on apprendra pour eux pourra nous aider pour tous les autres. Bien plus, on sent qu’on ne pourra plus enseigner comme avant parce que c’est vers une conversion irréversible du regard que ces élèves nous convient. L’enseignement en UPI apparaît alors comme une opportunité de poursuivre sa formation d’enseignant, une ouverture unique et rare sur les élèves à besoins éducatifs particuliers. Les enseignements que j’ai pu retirer de cette expérience et que j’expose maintenant n’ont pas valeur de modèle. Ils sont même là pour être contestés. Ce sont des solutions qui ont pu marcher avec certains élèves, à un certain moment, pour certaines compétences …

  Mise en œuvre d’une accessibilité pédagogique en histoire-géographie-éducation civique pour des élèves malentendants L’histoire-géographie-éducation civique est un bon exemple de discipline qui multiplie pour ces élèves les mises en situation de handicap : abondance du lexique, ambiguïté des notions, abstraction des textes patrimoniaux, multiplication des apports magistraux, lourdeur des contenus, absurdité de certains modes d’évaluation (textes à trous, définitions à apprendre), importance d’une culture personnelle et donc d’un environnement familial stimulant et fournissant des clés de compréhension du monde. Assez rapidement, confrontée aux difficultés des élèves de l’UPI dans laquelle j’enseignais, il a fallu faire table rase. Comment mettre en œuvre une réelle accessibilité pédagogique pour ces élèves-là ? J’ai choisi au cours des années d’axer mes efforts autour de trois priorités : modifier la forme du cours pour la rendre plus accessible, privilégier une progression conceptuelle, revoir mes modes d‘évaluation en fonction des difficultés de maîtrise de la langue que connaissaient la plupart de mes élèves.

  Organiser l’accessibilité de la séance

   Modifier la forme des séances paraissait le plus simple, c’était une vue de l’esprit ! Confrontée en permanence au problème du décalage de compréhension entre les élèves qui n’utilisaient pas, pour penser ou pour parler le même mode de communication dans la classe, je passais les temps collectifs à traduire les interventions des élèves les uns aux autres et la réflexion s’avérait le plus souvent laborieuse, confuse et inefficace. Lassée de ces échecs, je voulais tendre vers un « cours muet », un cours débarrassé de tout discours superfétatoire, où l’apport en situation magistrale serait réduit au strict nécessaire, sans perdre le caractère collectif du cours. Paradoxalement c’est en réduisant la parole que l’on a pu retrouver une unité. Il fallait que chaque élève puisse utiliser son mode de communication privilégié et que tous s’entendent en même temps. Intéressant défi que l’on ne pouvait relever qu’en passant par ce que les élèves avaient de commun, l’écrit. Nous avons fait le chemin ensemble avec les élèves pour ne pas trop nous déstabiliser : un enseignant qui disparaît de son cours, c’est gênant. J’ai progressivement tari les moments d’explication en commun pour les réduire aux ajustements nécessaires après la distribution des consignes et aux corrections. Puis j’ai commencé à utiliser un ordinateur portable et un vidéo-projecteur, ponctuellement puis fréquemment et finalement à chaque séance. Car ils y ont trouvé un vrai confort et moi une efficacité redoublée : documents et questions sont distribués et projetés, autour d’une problématique de départ, les élèves élaborent des hypothèses, des idées ou des réponses individuelles puis collectives à leur rythme et voient s’afficher en direct un résultat écrit auquel ils ont tous accès en même temps et auquel ils réagissent, qu’ils modifient, et dont ils doivent, plus que jamais, argumenter les modifications, car chacun travaille sous le regard du groupe. Chaque trace écrite est accompagnée du prénom de son auteur, ce qui est souvent assez stimulant et me permet de retrouver après le cours son déroulement, d’analyser leurs réponses et leur façon d’observer les documents, on peut y découvrir a posteriori des difficultés individuelles qu’il aurait été souvent impossible de relever dans la spontanéité du cours. A moi d’élaborer des remédiations ou plus modestement de mettre au clair avec l’élève des contresens ou des confusions.

   Dans ces situations, l’enseignant, seul entendant, peut alors se contenter d’un rôle de distribution de parole- ce qui permet de maîtriser le contenu - et de secrétaire du groupe – pour gérer les problèmes de traduction- et les élèves travaillent et construisent ensemble une réflexion commune, partagée, débattue, argumentée -sans avoir l’impression d’avoir été parasités par le poids du discours magistral- et une trace écrite syntaxiquement et orthographiquement correct. Ce dernier point est primordial car le passage du discours oral au discours écrit est particulièrement difficile pour des élèves malentendants pour lesquels l’un comme l’autre ne sont jamais totalement familiers. La démarche collective observer-interroger-dire-contredire-vérifier-écrire permet le plus souvent, même aux élèves les plus en difficulté, de construire un discours qui permet de s’approprier les notions ensemble, d’expérimenter des causalités, de valider des hypothèses. Sous cette forme, les élèves ont peut-être pris confiance plus rapidement : d’abord parce que « on peut effacer quand on dit des bêtises et les phrases qui [ne] vont pas, on les voit mieux », ensuite parce que je restais sur la réserve n’intervenant qu’à la fin du questionnement pour pointer les contresens – qui n’étaient pas si nombreux-, enfin parce que cette élaboration collective « ça donne envie de chercher des réponses [et] c’est plus facile de s’en souvenir». La difficulté reste ensuite de faire travailler les élèves individuellement afin de reconquérir une autonomie intellectuelle que ce type de séance ne facilite pas ! En effet, certains élèves y trouvent un tel confort que le retour à des productions individuelles est plus douloureux. Il faut pourtant les y astreindre pour ne pas les engluer dans des habitudes de travail trop rassurantes. D’autres, au contraire, semblent heureux de s’être appropriés des notions et de tenter seuls de les manipuler.

  Le travail sur la transposition didactique

   L’abondance et la complexité du lexique fut le deuxième chantier auquel il fallut se consacrer : là encore, la difficulté consistait non pas à construire mais à faire table rase. En effet, nous expérimentions souvent avec les autres enseignants de la classe la frustration de voir nos élèves incapables de capitaliser ces notions qui jalonnent les programmes et autour desquelles s’organisent les séquences. La mobilisation du vocabulaire courant étant déjà aléatoire, la maîtrise de ce vocabulaire spécifique, technique, abstrait prenait pour eux comme pour nous les allures du supplice de Sisyphe. Comment aider nos élèves à mémoriser, à classer, à s’approprier ce lexique alors même qu’ils n’ont que très peu l’occasion de l’utiliser et encore moins de l’entendre ?

   Il me semblait qu’il fallait d’abord le choisir, puis le classer enfin le fixer. Je procédais donc à une relecture approfondie des programmes de collège pour choisir les concepts autour desquels s’articulaient les notions de nos disciplines : le pouvoir sur les hommes, les dieux et les hommes, la production de biens, les hommes dans leur espace de vie semblaient rassembler une grande partie des notions de l’histoire comme de la géographie ou de l’éducation civique. Je choisissais pour chacune de ces entrées les concepts autour desquels il fallait travailler particulièrement de la 6e à la 3e en prenant soin de construire une progression arborescente de façon à asseoir chaque nouvelle notion sur une précédemment étudiée et à canaliser le foisonnement des notions de ces quatre années dans une démarche lexicale cohérente et progressive. C’est un gros travail d’assemblages, d’éliminations, de renoncements et de clarification que la nouvelle logique des programmes facilite grandement. Par ailleurs, je pensais qu’il serait peut–être plus simple pour les élèves de construire les notions les unes contre les autres, de façon contrastive. Dans une certaine mesure, les programmes s’y prêtent. Si l’on prend l’exemple du concept de pouvoir, on peut chaque année opposer les concepts et donc adosser leur élaboration. Certes, on pourra arguer que cette façon schématique de les construire n’aide pas les élèves à les manipuler de façon nuancée mais l’appropriation et la mémorisation en sont largement facilitées.

  Le concept de « pouvoir » au collège

6e
Monarchie, Le pouvoir d’un seul, Sujet, Démocratie, le peuple se gouverne lui-même, Citoyen, Non-citoyens.
5e Seigneurie, Royaume, Empire, Egalité devant la Loi, Droits de l’homme, Dignité de la personne, Tolérance.
4e Monarchie absolue de droit divin, Remise en cause : Révolution Empire / Empire colonial, Droits de l’homme, Libertés individuelles, La justice.
3e Les totalitarismes, Les institutions d’une démocratie : la Ve République.

   Les murs pédagogues

   Pour améliorer le processus de mémorisation, nous sommes convenus avec les élèves de faire de la classe le lieu même de cette mémorisation par un système d’affiches exposant les différentes arborescences élaborées au cours de l’année afin de nous aider à visualiser le chemin parcouru et à mémoriser les articulations hiérarchisant ces notions les unes aux autres. Organigrammes, documents, définitions, croquis, diaporamas, tous les supports sont bons pour fixer les concepts et montrer leur complexité ou leur opposition. Le but était aussi qu’à terme les élèves prennent la main de cet affichage et débattent entre eux de la nécessité de garder telle ou telle trace écrite, de la placer ici plutôt que là, de mettre des flèches dans ce sens ou dans un autre, d’utiliser un symbole de commutativité, de conséquence ou d’incompatibilité entre deux notions. Ces débats étaient toujours très riches de sens pour la maîtrise du lexique même s’ils pouvaient apparaître d’abord comme une perte de temps. Recentrer les séquences autour de l’acquisition des concepts clés m’a aussi permis de faire un travail de mise en cohérence des trois disciplines de notre enseignement sans en rabattre sur les ambitions des programmes. Il me semblait important que les élèves au terme de leurs années de collège soient capables de tisser des liens conceptuels entre les chapitres, entre les époques, entre les disciplines, qu’ils perçoivent par exemple les différences de croyances entre un polythéisme antique, civique et la foi médiévale des pèlerins de Compostelle, où la crainte eschatologique se mêle aux superstitions. Il fallait donc être en mesure d’avoir toujours sous les yeux le matériel documentaire et lexical pour comparer ces différentes formes de foi. Une des difficultés fut à terme de trouver un bout de mur libre pour poursuivre notre réflexion ! L’autre fut bien sûr d’aider les élèves à fixer la temporalité des ancrages de la discipline : à part la succession du jour et de la nuit, le temps, ce n’est que des mots, d’où la difficulté pour de nombreux élèves malentendants d’avoir le même rapport au temps que la société dans laquelle ils vivent. Les concepts de mémoire, de ruptures, de patrimoine, d’évolution, de civilisation, de futur, de passé sont en général difficiles à intégrer : sans doute, ne sont-ils pas simples pour les élèves entendants non plus. Laissons-leur le temps…

  Revoir les formes et les objectifs de l’évaluation

   Au cours des années, j’ai appris aussi à revoir complètement les évaluations : il fallait arrêter de proposer des exercices qui avant même de mettre les élèves en situation d’être évalué, les mettait en situation d’être handicapé et qui ne me permettait nullement de savoir si l’élève avait acquis cette compétence puisque pour la réaliser, il était bloqué par une exigence à laquelle il ne pouvait souscrire. Les textes patrimoniaux des manuels scolaires sont de ceux qui mettent directement les élèves malentendants en situation de handicap. Ils doivent pourtant être étudiés tels quels. Le Serment de Strasbourg ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dressent à la compréhension d’un élève malentendant une muraille infranchissable d’expressions d’usage, de formules littéraires, de termes polysémiques, de métaphores ou simplement de mots abstraits, totalement vides de sens qui ne les renvoient à aucune image mentale : les droits naturels, les distinctions sociales, la souveraineté de la nation, la vertu, l’arbitraire, tout homme est présumé innocent jusqu’à ce que…etc. Certes, il n’est pas nécessaire de connaître tous les mots d’un texte pour en comprendre le sens global, ou la portée historique mais il faut acclimater les élèves à cette démarche par des prises de confiance successives, graduées qui s’appuient sur les acquis lexicaux mobilisables. L’aménagement, la simplification, le découpage des textes ont souvent été nécessaires même si la version la plus élaborée reste pour les affiches, pour le cahier, la référence. Il ne faut pas cacher aux élèves ce travail de réécriture et il peut même être intéressant de comparer les deux versions une fois que le sens précis du texte a été mis en lumière pour montrer que la langue a évolué, que la richesse du lexique est source de nuance et de rigueur, que telle construction stylistique est une arme de persuasion, de légitimation ou de propagande. Ces élèves qui en général maîtrisent difficilement la langue doivent plus que tous les autres le savoir.

   Certains élèves éprouvent le besoin de signer les textes pour les comprendre montrant par là que leur langue de travail intellectuel est la langue des signes. Bien plus, quand tel mot n’existe pas en LSF, on se donne le droit d’en inventer un, convention locale absolument secrète mais pour l’enseignant, moyen infiniment pertinent de voir si le concept est maîtrisé puisque la version visuo-gestuelle d’un mot, même inventé spontanément par un élève signeur a toutes les chances de mettre le concept en image.




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